"Pauvre folle" Chloé Delaume - éd du Seuil

Dans toutes les histoires d'amour se rejouent les blessures de l'enfance : on guérit ou on creuse ses plaies. Pour comprendre la nature de sa relation avec Guillaume, Clotilde Mélisse observe les souvenirs qu'elle sort de sa tête, le temps d'un voyage en train direction Heidelberg. Tandis que par la fenêtre défilent des paysages de fin du monde, Clotilde revient sur les événements saillants de son existence. La découverte de la poésie dans la bibliothèque maternelle, le féminicide parental, l'adolescence et ses pulsions suicidaires, le diagnostic posé sur sa bipolarité. Sa rencontre, dix ans plus tôt, avec Guillaume, leur lien épistolaire qui tenait de l'addiction, l'implosion de leur idylle au contact du réel. Car Guillaume est revenu, et depuis dix-sept mois Clotilde perd la raison. Elle qui s'épanouissait au creux de son célibat voit son coeur et son âme ravagés par la résurgence de cet amour impossible, car Guillaume est gay et en couple.

Ii y a du monde dans la tête de Clotilde Mélisse, des voix qu'elle convoque parfois en AG autour de sa personnalité dissociée. Elle a toujours été "Zinzin" et elle a bien des raisons de l'être, diagnostiquée bipolaire elle souffle un peu et rit peut-être mieux de ses dérèglements. Chloé Delaume nous apporte un concentré de trouvailles lexicales d'une drôlerie extravagante. Un livre de démesure, d'autodérision mais qui laisse encore à voir les souffrances qui ont engendré cette oeuvre inclassable.

"Le château des rentiers" Agnès Desarthe - éd de l'Olivier

En levant les yeux vers le huitième étage d'une tour du XIIIe arrondissement de Paris, Agnès rejoint en pensée Boris et Tsila, ses grands-parents, et tous ceux qui vivaient autrefois dans le même immeuble. Rue du Château des Rentiers, ces Juifs originaires d'Europe centrale avaient inventé jadis une vie en communauté, un phalanstère. A les regarder "on ne craignait pas de devenir vieux. Car vieux ne signifiait pas "bientôt mort". Vieux signifiait "encore là". Le passé et le présent se superposent, les années se télescopent, et l'utopie vécue par Boris et Tsila devient à son tour le projet d'Agnès. Un lieu de rires et de paix partagés, très éloigné  des établissements que nous redoutons tous.


Vieillir ? Oui, mais en compagnie de ceux qu'on aime. Telle est la leçon de ce roman plein d'humour et d'autodésion  qui nous entraîne dans un voyage vertigineux à travers les générations. 

La beauté de ce livre réside aussi dans la personnalité généreuse et fantasque de l'autrice. Agnès Desarthe a choisi le parti de la joie et du rire comme une tentative de réparation des tragédies familiales qu'elle accepte de regarder sous toutes les coutures. Elle fait apparaître à volonté, comme une magicienne, vivants et disparus venus de divers époques dans ce phalanstère qui n'a rien d'un tombeau. Un livre absolument réjouissant et qui pourrait faire germer des projets de fins de vies radieux.

"Déserter" Mathias Enard - Actes sud

Les romans de Mathias Enard expérimentent les charmes, les mystères de la langue, tout en étant traversés par la violence de l'histoire.

Au coeur d'un maquis méditerranéen surgit un homme fourbu et sale, il porte sur lui la puanteur des combats et des morts que l'eau n'arrive pas à laver. Il fuit dans la montagne pour tenter de franchir une frontière. Soldat inconnu échappé d'une guerre indéterminée, il semble fuir sa propre violence dans le hors-champ des batailles. Une rencontre le force à recalculer sa trajectoire et sa notion du prix d'une vie. 

Aux alentours de Berlin, à bord d'un petit paquebot de croisière, le 11 septembre 2001, un colloque rend hommage à Paul Heudeber, génial mathématicien est allemand, rescapé de Buchenwald, antifasciste resté loyal à son côté du Mur de Berlin, malgré l'effondrement de l'utopie communiste. Leur fille raconte leur vie séparée par le rideau de fer, elle tente de comprendre ce père admiré qui ne renonça jamais à ses idéaux, resta fidèle à ses passions acceptant les infidélités de l'histoire, seul contre tous. Un héros romantique que rien ne fit vaciller.

"Georgette" Dea Liane - éd de l'Olivier

"Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable". Georgette veille sur les rituels qui scandent la vie de la narratrice et de son frère : le bain, les repas, le lever et le coucher, les fêtes, les voyages. Elle est aussi la seule à savoir comment se débarrasser des serpents et des scorpions. Georgette est une seconde mère. Elle est indispensable. Mais socialement, elle demeure une fille, c'est-à-dire une domestique.
Telle est la contradiction présente au coeur de ce récit subtil et déchirant.

La narratrice de ce premier roman extrêment réussi rend hommage à la femme qui fut sa "nounou", la" super héroïne" de son enfance. Les parents avaient acheté une caméra à la naissance de leurs enfants et la mère captait inlassablement la vie quotidienne de la famille, les voyages, les déménagements entre la Syrie, le Liban et la France. En visionnant ces films, Dea Liane replonge dans le passé, retrouve ses sensations, ses émotions et redécouvre surtout la place que tenait Georgette au sein de la famille, un membre à part entière qui travailla une quinzaine d'années au sein de la famille mais qui n'avait pas vraiment de statut, Georgette faisait partie de celles que l'on appelaient "les filles" dans les familles bourgeoises libanaises. Passé le temps de l'émotion et de la perte, Dea Liane interroge l'archaïsme des conditions de vie de cette femme, syrienne illettrée et domestique depuis l'âge de treize ans qui lui a prodiguée tant d'amour et qui "a fait de l'arabe sa langue maternelle". Un portrait bouleversant révélé par des bouts de films amateurs qui racontent une femme regardée par une autre vingt ans après.

"Triste tigre" Neige Sinno - éd POL


Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Le livre qu'elle ne voulait pas écrire, qu'elle a composé dans sa tête pendant vingt ans et qu'elle a surtout écrit pour celles et ceux qui comme elle ont subi des violences sexuelles  et qui continuent par delà le temps qui passe à souffrir de ces crimes.

  Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime. Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »

"L'invitée" Emma Cline - éd La Table Ronde

Une jeune femme, Alex, n'a sa place nulle part. Elle a le don pour s'immiscer dans la vie des autres et souvent partir en catastrophe en laissant des dettes ou en emportant des objets ou de l'argent. On la découvre dans une belle propriété de Long Island, en couple avec un quinquagénaire fortuné, soucieux de sa forme physique et des apparences. Alex est une jolie jeune femme et lui est fier de la présenter à ses amis. Mais voilà, comme toujours cela ne va pas durer très longtemps car Alex, qui a du mal à gérer ses débordements émotionnels, va commettre une erreur et se retrouver chasser du "paradis". Pendant une semaine, elle erre autour de la villa pensant pouvoir revenir et reprendre sa place. Astucieuse, intrépide, possédant une audace égale à sa force de séduction, elle rencontre divers personnes qui l'hébergent mais pour une raison ou une autre, cela tourne toujours mal. Portrait troublant et attachant d'une jeune femme manipulatrice, inconséquente et opportuniste qui ne semble avoir d'autre but dans la vie que trouver un lieu, une place dans un milieu où manifestement personne ne l'attend. Un roman captivant, d'une extrême netteté et d'une éblouissante intelligence. 

"Beyrouth-sur-Seine" Sabyl Ghoussoub - éd Stock

Lorsque le narrateur décide de questionner ses parents sur leur pays d’origine, le Liban, il ne sait pas très bien ce qu’il cherche. La vie de ses parents  ? De son père, poète-journaliste tombé amoureux des yeux de sa femme des années auparavant  ? Ou bien de la vie de son pays, ravagé par des années de guerre civile  ? Alors qu’en 1975 ses parents décident de vivre à Paris pendant deux ans, le Liban sombre dans un conflit sans fin. Comment vivre au milieu de tout cet inconnu parisien quand tous nos proches connaissent la guerre, les attentats et les voitures piégées  ? Déambuler dans la capitale, préparer son doctorat, voler des livres chez Gibert Jeune semble dérisoire et pourtant ils resteront ici, écrivant frénétiquement des lettres aux frères restées là-bas, accrochés au téléphone pour avoir quelques nouvelles. Très vite pourtant la guerre pénètre le tissu parisien  : des bombes sont posées, des attentats sont commis, des mots comme «  Palestine  », «  organisation armée  », «  phalangistes  » sont prononcés dans les JT français.
Les années passent, le conflit politique continue éternellement de s’engrener, le Liban et sa capitale deviennent pour le narrateur un ailleurs dans le quotidien, un point de ralliement rêvé familial. Alors il faut garder le lien coûte que coûte notamment à travers ces immenses groupes de discussion sur WhatsApp. Le Liban, c’est la famille désormais.

Incisif, poétique et porté par un humour plein d’émotions,  Beyrouth-sur-Seine  est une réflexion sur la famille, l’immigration et ce qui nous reste de nos origines. Prix Goncourt des Lycéens 2022.

"Offenses" Constance Debré - éd Flammarion

Dans tous ses romans, Constance Debré questionne l’ordre social et ses failles. Le couple, la maternité, la filiation, l’héritage. Son nouveau roman "Offenses" interroge nos lois et la façon dont la justice est rendue dans notre pays. Les faits : un jeune homme tue une vieille femme. Il lui faisait ses courses. Il a un dealer à rembourser. Il la tue pour “450 euros” comme disent les journaux. On ne connaît pas le nom de cet homme ni de cette femme parce qu’il et elle sont nous toutes et tous. À partir de cet acte, c’est le fonctionnement de la justice, nos lois, notre morale, que Constance Debré questionne au vitriol. Elle tient le lecteur entre ses griffes, elle ne lâche rien et propose de regarder autrement les faits et de se demander pourquoi certains sont en quelque sorte condamner à y avoir recours et condamnés aussi à être les perdants de notre système social. Un livre passionnant. Une claque magistrale.

"Des cailloux bleus plein les dents" Caroline Anssens - éd et le bruit de ses talons

La mère de la narratrice tombe malade quand elle a treize ans, elle a tout  juste seize ans quand sa mère meurt. Dans la mémoire de la narratrice, c'est le chaos. Plus rien n'est en ordre dans ce que furent les trois années qui suivirent la maladie. Fragment après fragment, elle part en quête de ces années. Elle assemble un vaste puzzle composé de pièces de tailles différentes, certains se suivent pour raconter un événement, d'autres flottent en quête d'un support, d'une suite. Un premier roman et une prouesse littéraire qui consiste à faire tenir ensemble des fragments, sans aucun ordre chronologique, sans que jamais le lecteur ne se perde, ni dans le récit, ni dans les personnages, ni dans les différents points de vue, celui de la narratrice à tous les âges, celui du temps de l'écriture, celui de l'enfance, de l'adolescence et de l'âge adulte. Une composition remarquable pour raconter l'indicible, la colère et le chagrin et faire l'état des lieux de ce qui a été vécu durant ces années

"Reste" Adeline Dieudonné - éd L'Iconoclaste

Une femme se retrouve six jours durant à errer avec le cadavre de son amant. Ils se connaissaient depuis longtemps, l'entente était parfaite. Ils avaient l'habitude de se retrouver dans un petit chalet isolé prêté par un ami. M. bon nageur aimait plonger le matin dans le lac près du chalet, mais un matin de printemps il n'est plus ressorti de l'eau. Entre sidération et chagrin, la narratrice cherche à donner un sens à cette mort subite inaccceptable, elle ne se résoud pas à prévenir la femme de M ou l'ami qui leur prête le chalet. Alors elle part seule avec le corps de son amant sur la banquette arrière.  On oscille entre tragédie absolue et absurdité de la situation mais c'est surtout un chant d’amour lumineux et désespéré adressé à celui qu'elle a aimé. La situation est évidemment peu réaliste, mais Adeline Dieudonné aime à l’évidence ces situations impossibles, et on se demande jusqu’où tout ça va nous mener. On est happé par la folie de cette femme, on rit de ses déboires avec ce cadavre qui peut se révéler encombrant. L''écriture très spontanée et presque légère, d'Adeline Dieudonné, retire à ce roman l'aspect glauque et morbide du drame qu’elle nous décrit.

Alice Dieudonné s’était révélée avec un premier roman épatant qui reçu un immense succès, "La Vraie Vie", un conte cruel, entre candeur enfantine et violence d'un père maltraitant. Elle avait ensuite confirmé  avec Kérozène, une sorte de western déjanté, autour d’une station-service des Ardennes. Et toujours cette tonalité surréaliste acide et cette envie de chercher la lumière, là ou normalement, elle est introuvable. 

"Les deux Beune" Pierre Michon - éd Verdier

Et ce qui frappe d’emblée en ouvrant ce court récit c'est une sorte de  miracle. Alors que tant d’années se sont écoulées depuis la parution de "La grande Beune",  Pierre Michon parvient immédiatement à relancer la tension érotique presque hallucinée que porte le premier texte. Un jeune instituteur est envoyé dans un petit village de Dordogne, tout proche de la grotte de Lascaux.  Il y rencontre Yvonne la buraliste du village. Il tourne autour du lieu, y vient de plus en plus souvent, soumis à l'attraction que produit cette femme. Il l'introduit dans son récit par des phrases devenues fameuses : « Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent (…) ; seules m’emportent les apparitions." Ses pensées le plonge dans une forme de fiévreuse sidération qu'il décrit au fil des jours avec fulgurence.

Prochainement

Mercredi 28 février 

manouchian

Missak et Mélinée Manouchian, deux étrangers, arméniens et communistes, entrent au Panthéon le 21 février 2024. La valeur symbolique de cet événement est majeure. Deux orphelins du génocide des Arméniens devenus héros de la Résistance française. Denis Peschanski, historien et co-auteur du livre retracera avec vous ce parcours documentaire nourri d’archives dont de nombreux inédits.

Lieu : 19h, Bibliothèque Benoîte Groult. Réservation conseillée

Mardi 12 mars 

Droits des femmes. Où en sommes-nous ?

tortureblanche

Une table ronde pour débattre et échanger avec Sophia Aram, Laure Daussy et Iris Farkhondeh. "Femmes, Vie, Liberté" sera l’étendard de cette soirée consacrée aux femmes et à leurs droits dans le monde. "Torture blanche" de Narges Mohammadi, prix nobel de la paix 2023, parait le 6 mars.

Lieu : 19h, Bibliothèque Benoîte Groult. Réservation conseillée

Jeudi 25 avril 

 leconvoi

Rencontre avec Beata Umubyeyi Mairesse

Le 18 juin 1994, quelques semaines avant la fin du génocide des Tutsi au Rwanda, Beata Umubyeyi Mairesse, alors adolescente, a eu la vie sauve grâce à un convoi humanitaire suisse.Treize ans après, elle entre en contact avec l'équipe de la BBC qui a filmé et photographié ce convoi. Commence alors une enquête acharnée (entre le Rwanda, le Royaume-Uni, la Suisse, la France, l'Italie et l'Afrique du Sud) pour recomposer les événements auprès des témoins encore vivants : rescapés, humanitaires, journalistes. Nourri de réflexions sur l'acte de témoigner et la valeur des traces, "Le convoi" offre une contribution essentielle à la réappropriation et à la transmission de cette mémoire collective.

Lieu : 19h, Bibliothèque Benoîte Groult. Réservation conseillée

 

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